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Ecrire comme on écoute - Une approche de la poésie


Ce texte est disponible sur le site de l'ARCCIS

Collectanea Cisterciensia 64 (2002) 285-304 Gilles BAUDRY, osb



Écrire comme on écoute
UNE APPROCHE DE LA POÉSIE


Prélude

Artisan des mots, serviteur de la Parole, tel est le poète, qui a vocation d’indicible. Un auditif. Non un «voyant». Est-ce pour cette raison que les poètes se reconnaissent moins à leur visage qu’à leur voix ?

Écrire, comme lire, c’est écouter de toute son âme la petite voix intérieure, ses inflexions, sa modulation. Qui n’a perçu le bercement d’un texte ne saura jamais la musique silencieuse du Verbe.

 

Écrire, comme lire, sont deux expériences qui n’en font qu’une en réalité. Il y a interaction entre ces deux activités qui se conjoignent. À cette différence près toutefois : lire serait se laisser aller au fil de l’eau ; écrire, remonter le courant.

Et si j’écris, c’est peut-être pour mieux apprendre à lire.

 

Poète, je ne me contente pas de lire ou d’écrire du bout des yeux en les tachant d’encre, mais avec l’oreille du cœur pour percevoir le ton, cette sonorité de l’être. Moine, je sais aussi que saint Benoît, pour avoir été celui qui «habitait avec lui-même», était doté d’un sonar spirituel ultrasensible en rédigeant sa Règle par cette entame : « Écoute, mon fils, et tends l’oreille».

Pour avoir fait l’aumône d’une attention extrême, celui qui écrit comme celui qui lit devient le confident. Le sens caché des choses surgit du plus profond de lui. Son chant est l’émanation même de son être.

 

Cette réflexion personnelle sur la poésie n’est qu’une approche suggestive ancrée dans une expérience et une intuition féconde. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo, et encore moins d’une poétisation enjolivante. Ni d’une tentative stérile d’esthéticisme. Eric Fuchs a de très belles pages sur l’interpellation qu’éthique, théologie et esthétique
s’adressent. Dans son livre "L’exigence et le don", il montre comment l’œuvre d’art peut devenir une merveilleuse leçon de théologie en faisant le lien entre le charnel et le spirituel.

 

Langage dans le langage, la poésie peut nous préserver d’un usage dévoyé du langage-bruitage. N’avons-nous pas besoin d’une «écologie» de la parole ?

N’avons-nous pas réduit les concepts en produits d’échange ? Ainsi les concepts ont étendu leur empire sur le langage qu’ils ont fragilisé, appauvri.

La formulation même de notre foi n’a pas toujours été exempte de ces travers, en préférant souvent le langage notionnel voire massivement dogmatique, excluant le registre symbolique ou ne lui accordant qu’un intérêt subsidiaire.

Et que vaut un savoir sans saveur ? N’est-il pas urgent de retrouver ce sel du langage qu’est la poésie ?

 

La poésie, lieu de rencontre du mystère et du quotidien

Saint-Pol-Roux, en une formule aussi exquise que lumineuse, disait que la poésie est «l’art d’apprivoiser la libellule de l’insaisissable». L’une des réalités les plus difficiles à cerner, à définir donc.

Mais définir, ne serait-ce pas «en finir avec», classer une fois pour toutes ? Que vaudrait une explication qui n’entraînerait pas une implication ?

Dès lors, laissons le soin à la poésie de se présenter elle-même :

 

Je ne suis pas faite pour

mais je suis faite de

dit-elle.

Je ne cimente pas les pierres

je les troue, je suis du vide

où poser portes et fenêtres. Même mieux dit-elle :

lorsque le mur triomphe et se dresse et s’entête

je m’ouvre en lui comme une faille afin qu’en sa faiblesse il ait besoin de mains, de bois, de soins […]

et je deviens ainsi la qualité de son pas

je ne rassure pas, j’inquiète

je ne prouve pas, je cherche

je ne sers pas à soutenir quoi que ce soit.

Je le répète : je suis inutile comme le vide

des portes et des fenêtres

je suis un manque un trou

je n’arrive pas, je suis un départ

je n’équilibre pas, je déséquilibre

dit-elle et pourtant, dit-elle encore
j’apaise celui qui regarde

et j’accueille celui qui arrive,

je suis le plus nécessaire de la maison.(Dits de la poésie, de Jean Perol)

 

 

Inutile et nécessaire poésie. L’amour et la poésie ne servent à rien, mais sans eux, rien ne sert à rien. La poésie n’est pas du côté des preuves, des certitudes bétonnées, mais de la quête. Non du côté des systèmes mais du manque, donc du désir. Elle inquiète et elle apaise à la fois. Paradoxale comme la vie aussi pleine de paradoxes que le rosier d’épines. Paradoxale comme la foi chrétienne en l’Incarnation : paradoxe des paradoxes puisqu’il s’agit de l’«encharnellement» (Péguy) du Dieu invisible, de la transcendance dans l’immanence.

Et pour ajouter au paradoxe, je hasarde cette définition : la poésie est une sorte de langue étrangère qui s’adresse à l’intime de chacun. Tout le monde ne peut comprendre cette langue venue d’ailleurs (et pourtant bien d’ici), mais chacun la perçoit comme par-derrière les mots.

 

Ainsi, l’écrivain portugais Fernando Pessoa, dans son Livre de l’intranquillité, parle de sa rencontre avec un chanteur de rue venu d’un pays lointain. Sa voix douce rendait familiers les mots inconnus. Sa chanson, si humaine, appartenait à tout le monde, semblait dire des choses dans l’âme de chacun et que personne ne connaissait. Il y avait une intensité dans ce chant-là qui venait caresser ce qui rêve en nous… Ailleurs Pessoa a cette exclamation : «Ah ! Comme le quotidien frôle le mystère si près de nous ! »

Cette notation nous interroge et s’avère éclairante : le mystère n’est pas le mystérieux. Le premier est du côté de la lumière ; le second, de l’obscur, du trouble, de la fascination ambiguë.

Le mystère n’est pas ce qu’on ne peut comprendre, mais ce qu’on n’a jamais fini de comprendre. Il ne peut se rationaliser car il n’est pas un problème. Il ne se laisse pas capter par la logique des concepts. Ainsi, plus vous essayez de connaître quelqu’un, plus il gagne en mystère. Il échappe à votre scrutation pour faire appel à votre discrétion. Voilà pour le mystère.

Et le quotidien ? C’est le temps ordinaire où s’incarne ce mystère, dans le grain de nos menus gestes. C’est à ce qu’il draine qu’il s’agit d’être attentif. Notre vie ne peut prétendre être «mystique» qu’enracinée dans le réalisme journalier. En « ce jour de chaque jour » une existence inédite s’instaure. Rien de mirifique, mais rien d’insignifiant pour autant.

C’est précisément le versant modeste de nos vies qu’arpente et explore le poète, et sa saveur cachée. Le poème valorise « les petits riens » de l’existence. Il ne fait que « fixer » ces moments minuscules comme autant de bribes de révélations de Dieu, tels des joyaux incrustés dans le quotidien dont il faut tenter de faire une aventure permanente.


L’inhabitude au quotidien

Viennent la lassitude, la fatigue, et rien de pire que l’habitude, « cette grande sourdine » (S. Becket). Elle sclérose dans l’usure et le blasement. Alors, « si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas, dit Rilke à son jeune poète. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. »

« L’état de poésie » (Georges Haldas) n’est pas un état d’âme. Il ne signifie pas nécessairement la chose littéraire et scripturaire. C’est apprendre à désapprendre pour être en état d’accueillir à nouveau toutes les surprises ; de creuser davantage la brèche de la lumière dans la grisaille des conventions. Je ne suis pas « habitué » si je suis « habité », si j’habite chaque mot que j’écris.

Le temps vécu n’est pas seulement un écoulement des jours mais une sorte de livre d’heures… Las ! Notre monde préfère le spectaculaire à l’ordinaire. Pourtant, ce n’est pas du sensationnel ni du « sublime » que nous avons à vivre – ce qui n’exclut pas la fête, au contraire – mais une existence où rien ne retentit en vain car aucun détail n’est indigne d’être retenu aux yeux de Dieu. « Je n’ai rien négligé » : admirable confidence ultime du peintre Nicolas Poussin.

Et Dieu n’est-il pas toujours surprenant, celui qui vient dissoudre la lie des habitudes et nous garder dans l’étonnement d’être ?

Peut-on écrire sans avoir vécu, sans rien connaître des joies, des douleurs, des échecs qui questionnent l’existence ? Qu’est-ce qu’une « œuvre » qui ne serait pas soluble à la vie, sans épaisseur humaine ? Vivre, écrire : deux versants d’une même réalité. « Poésie la vie entière », précise René Guy Cadou.

 

Ainsi, la poésie comme exercice spirituel se vit à la jonction du quotidien et de l’éternité.

 

Elle offre des moments qu’on dirait mesurés par une respiration éternelle. Des moments d’émotion qui nous font sentir « l’existence d’un chez soi éternel où nous sommes attendus » (Vincent Van Gogh à son frère Théo). Pourtant, le temps n’est soustrait à la durée qu’en apparence. Le poète est à la recherche d’une autre réalité dont la réalité qui nous entoure est le signe. Cette réalité cachée ne gîte pas dans l’envers nocturne des choses, dans un spiritualisme frelaté.

Elle donne part à l’invisible. Mais si la poésie refuse les apparences – le perçu n’étant pas ce qu’il paraît –, si elle affirme que la vie ne s’arrête pas à ce qu’on voit, si elle voit l’invisible et donc dépasse ce qui tombe sous la vue, c’est par le chemin du visible et non par les idées. Non pas la voyance mais l’entrevision.

Visible et invisible se répondent mais l’éternité se perçoit dans l’instant. Dieu n’est pas un absolu abstrait ; il est relation.

L’inatteignable se laisse rejoindre, s’offre à nos mains. Il s’agit d’« habiter le réel de nos vies ».

Là est tout le sens de l’Incarnation. Une incarnation « qui dépayse et non un divertissement », dirait l’ami Jean-Pierre Lemaire, pour qui c’est le réel avec les mots, et non les rêves, qui est la grande affaire des poètes.

La métaphore ne fait plus s’évader du monde. Elle nous invite à une véritable compréhension des réalités élémentaires toujours spécifiées par la sensation.

 

Ce qui est donné, c’est la présence sensible, ses signes. La poésie contemporaine cesse d’opposer le réel et l’imaginaire. Elle tient ensemble le quotidien et l’interrogation du sens qui est au-delà du quotidien. Elle n’enjolive pas, elle suggère le mystère, apprivoise l’infini dans la mesure, dans l’humble fidélité de ce qui lui est donné de vivre.


Prendre la plume comme on prend la mer

Le propos de Valéry est connu : « L’écrivain véritable est un homme qui ne trouve pas ses mots. Alors, il les cherche. Et en les cherchant, il trouve mieux. »

Max Jacob, lui, en titrant un de ses ouvrages Le laboratoire central, suggérait l’élaboration lente et patiente, silencieuse et solitaire de l’écriture.

À des lycéens quimpérois, fascinés par l’énigme de l’écrit, j’avais répondu, sous forme de boutade, que je ne prenais pas d’« inspirine ».

Au vrai, rien d’aisé. Je n’écris pas au courant de la plume. Et puisque nous sommes en Finistère, plus familier du parler oblique des pluies, je m’autorise à filer la métaphore marine. On prend la plume comme on prend la mer. Ce serait moins risqué de marcher sur le rivage, sur les bas-côtés de son ombre, mais persiste la petite voix connue : « Avance en eau profonde ! » On écrit à l’estime. Il s’agit de « naviguer » à vue, tout en maintenant le cap.

Si c’est l’Esprit qui souffle, il revient au gabier que je suis d’orienter la voile. Au lecteur de me souhaiter que le voyage d’écrire se poursuive et que j’arrive à bon port. Il y a longtemps que je vais ainsi à la pêche des mots – rarement miraculeuse ! – et ce, depuis la prime enfance, puisque dès cinq ans j’ai appris à lire et à écrire avec les lettres de l’alphabet de mes pâtes à potage.

L’écriture : l’aventure. On avance en terra incognita, chemin faisant. Non par préméditation. « Les mots sont des chiens d’aveugle », me susurre à l’oreille l’ami poète Serge Wellens.

Il s’agit de se mettre entièrement au service de la forme juste. De gommer, d’élaguer, de se corriger surtout, car ce matériau verbal qu’on travaille nous travaille en retour. D’où ma devise ‘pêchée’ dans l’atelier de Matisse : « Je travaille jusqu’à ce que ma main chante. » J’écris par petites touches en laissant beaucoup de marge et de blanc autour. Question d’accord intérieur. Images, métaphores se mettent à vivre, alors le poème « prend ». C’est une alchimie de mots obligés de livrer leur ciel.

Abouti, le poème est ce beau rien, ce dosage inqualifiable d’air et de lumière qui dit l’espace et donne aux mots leur respiration ténue, leur place exacte, leur légèreté profonde. Être inspiré, c’est recevoir pour avoir attendu. Et attendre vraiment, n’est-ce pas être en mesure d’entendre ?

Sous ma plume, voilà que je découvre ce que je n’avais pas prévu, ni conçu, cette étrange dictée de l’imprévisible qui fait dire à Philippe Mac Leod, ermite dans les Pyrénées : Qu’est-ce que la poésie, sinon atteindre par le langage plus que nous-mêmes ?Comme si les mots nous devançaient, couraient en avant de nous, non pour nous tromper, non pas pour nous égarer, mais pour nous faire entendre ce que nous-mêmes nous ne pourrions jamais dire.

Comme cela est bien vu ! Il advient parfois que quelque chose m’est offert, est venu à moi, à quoi je n’avais pas pensé. Une intuition qui me fait signe vers plus que moi-même. Sous la plume jaillit ce qui ne serait pas venu spontanément à l’idée. Nullement propriétaire, dépositaire, le poète enregistre seulement « cette parole en lui à d’autres adressée » (P. Claudel). Il ne doit rien confisquer surtout.

Ainsi je ne fais qu’entrevoir cette autre lumière, safran, « plus précieuse que la feuille entre les doigts du doreur ».

Expression voilée de la vérité, la poésie ? Oui. Seulement cela. Mais voilée par respect, et, avant tout, par respect du mystère. Imperceptible et sensible, le poème ne fait que soulever un coin du voile. C’est peu mais déjà assez pour coïncider avec soi-même, ne serait-ce qu’un instant. Un instant de grâce suspendu… et pour rendre grâce.


Don d’enfance… extase du silence

Qu’est-ce que l’enfance sinon la perception d’une jeunesse éternelle du monde ? Tous les possibles en quelque sorte.

Je ne sais si le poète est « l’homme de la plus longue enfance » (Henri Pichette). Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de poésie sans don d’enfance, sans cette fraîcheur native qu’est la promesse.

Je ne veux pas parler ici de l’infantilisme, de cette phase pathologique de régression au sein maternel, mais de cette enfance éternelle, permanente ; de ce quelque chose d’inentamable sauvegardé par miracle, malgré les aléas, les vicissitudes et les blessures de l’existence.

C’est cette enfance-là qui, je le sens, regarde par-dessus mon épaule et me soumet à sa dictée lorsque j’écris. Vivante et verte enfance avec qui tout créateur entretient le plus émouvant des dialogues.

En témoignent Julien Green : « Quand on écrit on se rend compte que l’enfant tient la main de l’écrivain » ou encore Gustav Herling, dans son Journal écrit la nuit : « La poésie, c’est, je crois, quand à l’âge adulte on tente de redonner aux choses et aux sentiments ce caractère unique qu’ils avaient lorsqu’on y a touché une première fois. »

L’enfance, il ne suffit pas de la conjuguer au passé simple. D’une part, l’enfance des photos jaunies est passée, pas oubliée pour autant et, qui sait, peut-être est-elle un présage.

D’autre part, l’enfant est à venir, et le travail de l’écriture consiste à le construire en soi. Toute œuvre est une parturition, un accouchement au bout de nos doigts. Et je ne crois pas déraisonner si je me pose cette question : est-ce en grandissant que l’enfant apprend à parler, ou n’est-ce pas le langage qui le fait grandir ?

Quant à l’enfance du cœur, elle est peut-être la seule clé qui puisse nous ouvrir le Royaume. Elle seule, parce qu’elle donne au temps des dimensions définitives, peut s’éclore sur la beauté du monde qui est, selon Simone Weil, « le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière ».

Cela requiert une vertu capitale en toute forme d’art : cette sorte de passivité nécessaire qu’est la réceptivité.

Nous entendons avant de voir, et ce dès la vie prénatale.

Dans l’Évangile, détail significatif, Jésus commence par ouvrir l’oreille du sourd et muet avant de lui rendre la parole. De même, c’est au ton de sa voix qui l’appelle avec tendresse par son nom, et nullement par sa vue qui la fourvoie, que Marie-Madeleine reconnaît le Ressuscité. C’est par sa voix qu’elle le voit.

Enfant de la campagne, il m’arrivait, m’a-t-on dit, de désirer à en pleurer réentendre encore et encore le bruit de ressac perçu lors d’une première promenade au bord de la mer. Pour apaiser ma nostalgie, bonne grand-mère se dirigeait vers le vaisselier pour en rapporter un coquillage, qu’elle m’appliquait à l’oreille. J’écoutais, ravi, le bruissement immémorial des vagues, la mémoire étant infiniment plus ancienne que les souvenirs de tous les temps.

 

Instant magique joint à l’imaginaire puisque, m’assurait-on, des étoiles de mer éclairaient la nuit océane des poissons devenus peu à peu phosphorescents. Est-ce pour avoir gardé souvenance de cette anecdote enfantine qu’en écoutant récemment le Concerto pour violoncelle de Henri Dutilleux, j’écrivis ce bref poème :

 

Creux de l’oreille,

Cœur de l’extase.

Tout un monde lointain s’approche.

Ce chant profond

Jusqu’au silence

Inclus.

 

Être l’écrin, le coquillage, le réceptacle du sens.

Entendre aussi ce que le silence crée, car tout silence humain contient un langage. Dès lors, tout naît d’entendre. Rien n’est dit qui intérieurement n’est entendu.

 

La poésie reçoit ce don de parler sans rompre le silence, et rend ainsi poreuse la frontière entre l’art et la prière. Le poème rend, en quelque sorte, le silence audible. Voilà en quoi la poésie ouvre à l’inouï d’une autre Parole qui dépasse tous les entendements.

Silence qu’il faut creuser, qui a son mot à dire.

Secret qui ne se divulgue pas mais se partage.

Nulle aphasie donc, mais un Dit de l’indicible. Du silence qui, loin d’être taiseux, trouve des mots pour trouer le langage comme les astres, la nuit. Cette épiphanie des vocables ne confère pas au poète le titre de mage pour autant. Il n’est peut-être que l’humble pâtre grec ne sachant jouer que quelques notes sur sa flûte. « Je ne cherche qu’un cœur nu et quelques mots simples, avant le silence », assure modestement Marcel Arland.

Ainsi la poésie, faite pour être entendue, n’oblige pas à être écoutée. « Que celui qui a des oreilles… » Telle cette poétique de la confidence obscure dans laquelle l’intime est à la fois révélé et tenu en secret, chez un J. Supervielle. Même ténuité chez un G. Schehadé, dont les poèmes sont légers comme un parfum et sa voix rare, presqu’invisible , bien que ses échos soient infinis.

 

À l’ombre d’une écriture romane

Dans un aphorisme, je me suis permis ce rêve légitime d’écrire de telle manière qu’on puisse entrer dans ma poésie comme on entre dans une église romane : « On ne franchirait que pieds nus le porche des mots. Ce serait comme du silence lu, en relief, voûté.

Et tout au fond l’abside : matrice des ombres fraîches, apaisement sans nom hors celui invoqué au-dessus de tout Nom… »

Oui, cela reste pour moi la figure idéale de l’écriture épurée, d’un style roman, dépouillé.

La grandeur n’étant pas dans le faste, mais dans la nudité. Sachant que cette pauvreté-là requiert une richesse intérieure. Le plein étant dans le vide qui, loin de n’être qu’absence, est condition de la présence, de la respiration et du mouvement.

Ainsi, « dans l’art, le vide appelle le souffle rythmique générateur d’espace » (Henri Maldiney).

Pour une poésie sobre et presque austère, donc, sans effet mais sans indigence, qui ait cette qualité de discrète lumière semblant venir, clandestine, de l’intérieur de l’édifice, suggérant la Présence cachée.

Un édifice de mots lapidaires où l’on pourrait trouver l’infini dans l’humilité, « le sens mystérieux de ce qui n’est que simple » (Umberto Saba). Tout serait équilibre, mesure et harmonie. Et rien ne serait de trop. Ce style roman dans le poème comme dans l’église contribue à édifier en nous « l’homme intérieur ».

Les marges se videraient pour laisser place à ces réserves de blanc qui font respirer la page.

« On peut être productif par le retrait et la soustraction. Ainsi, on fait apparaître, on révèle », assure l’artiste Pierre Buraglio.

Écrire comme on vit « à l’ombre désirée du Christ ». Parler avec la voix d’encre du dépouillement, pour accueillir ce tranquille élan que donne la déprise. Tendre, sans réduction, à réaliser ce besoin profond de pauvreté sereine, sans renoncer à certaines images, lieu de la rencontre entre le monde caché et le monde visible.

Écrire humblement sous le poids de l’Esprit, le seul qui allège l’âme.

Signer, rentrer dans l’ombre.

Être dénué de prétention d’auteur mais plein de gratitude : seule attitude du mendiant des mots.


Vitrail offert, la page du poème

Rilke, telle une abeille, désirait « butiner éperdument le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible.» Il a formé un concept-clé : le Weltinnenraum, l’espace intérieur du monde, abolissant la distinction entre dedans et dehors, ouvert et fermé, charnel et spirituel, visible et invisible.

Comment ne pas voir une similitude entre ce concept rilkéen et cette forme de sculpture de la lumière sur plusieurs dimensions qu’est le vitrail ? Le vitrail, lui, n’abolit pas mais permet le passage entre… Il accommode les yeux, filtre une lumière trop vive pour en faire une musicalité des couleurs et des silences.

Né de l’alliance du sable, de la lumière et du souffle, il incarne à lui seul tous les passages possibles de l’Esprit qui se joint à notre esprit dans la prière.

Je vois bien le poète comme le verrier des mots et du silence. Comme le passeur qui suggère l’autre rive des choses, l’autre versant, l’indicible Présence qui se dit dans la porosité de l’être.

La lumière lente et musicale que les vitraux de Manessier, Bazaine, Zacq, Bissière, introduisent à l’intérieur de l’édifice, témoigne que la véritable nature de tout art est la transcendance.

Chant visuel, « rose qui chante » (Viollet-le-Duc), le vitrail et le poème rendent visible ce qui se cache derrière l’apparence. Ils sont vecteurs d’un sens qui les dépasse.

Les vitraux de Jean Bazaine dans la chapelle de la Madeleine, à Penmarc’h, m’ont inspiré ces vers :

 

Les couleurs ne font pas de bruit.

Le vitrail prépare sa mue.

S’il se dépouille

par vœu de transparence

nul ne saura

ce qu’il a laissé choir derrière lui

la peau du ciel

le parchemin de l’air.

Nul ne saura quel rayon de soleil

caressait un rêve d’oursin

et le pelage de la mer.

 


Moine et poète : au-delà de l’alternative

L’écrivain occitan Max Rouquette voit dans l’écriture la plus monacale des disciplines, n’exigeant autant dire rien : une plume et un support.

De son côté, Blaise Cendrars convoque souvent la figure du moine pour qualifier son métier d’écrivain.

Moine et poète, je ne revendique pas cette double investiture. Je ne vis pas non plus dans une funeste disjonction, dichotomie de deux existences juxtaposées. Il s’agit de la confluence de deux fleuves qui s’attirent. Confluence, convergence donc, et je me situe au-delà de cette alternative « ou bien… ou bien ». Il m’est possible d’œuvrer dans mon chemin de foi par la prière, le poème, mais aussi par l’enthousiasme lucide et la reconnaissance que j’ai sur ce double cheminement qui n’est en chair et en esprit qu’un seul, monos. Comme je l’ai déjà précisé : ce n’est ni un dualisme ni un amalgame, mais une double et unique tension vers une même direction. Je me réfère au précepte de Henry Petit : « Il n’y a qu’un soleil. Ne divise pas ton cœur. »

La tâche – la grâce – n’est-elle pas d’assumer nos tensions pour qu’elles deviennent la trame de notre espérance ? Si poésie et foi ont une identité respective – et il faut se garder de confondre les plans – elles viennent à coïncider. Entre elles, j’ai expérimenté une parenté interne, une « consanguinité » (J. Maritain).

France Quéré avait cette même intuition : « Par la poésie, ou la prière, sa sœur, les choses montent sous la dignité du regard. »

Croyant, je ne suis pas prosélyte. Mes hymnes mises à part, forcément « situées » liturgiquement ainsi que des fragments pour un retable du XVIe siècle, je n’ai pas cru devoir donner à mes poèmes un caractère apologétique ou doctrinal.

Suffit qu’une Présence demeure en filigrane.

Elle est cette marque à peine visible dans le papier mais indélébile. Souvent silencieux sur Dieu, mes poèmes n’en parlent pas moins. Je suis de ceux qui pensent avec Simone Weil que ce n’est pas « à la façon dont il nous parle de Dieu » que l’on voit que quelqu’un a séjourné dans les feux de l’amour, mais « à la manière dont il nous parle des choses quotidiennes », à la manière de retrouver sous la peau des mots le cœur des choses.

Et quand le poème prend les traits du visage entrevu de la grâce, écrire n’est-ce pas « forme de la prière » (Kafka) ?

Il est des moments où je n’ai que la poésie pour prière ; où je ne suis que l’humble enlumineur de voyelles sur le parchemin des jours, à la façon de nos moines copistes du IXe siècle. En vérité, en écrivant, je ne fais pas ce que je veux mais ce que je suis.

 

Miettes poétiques

Mais les mots ne sont pas la Parole. Le chemin des mots ne mène pas à la terre promise. Les mots ailés du poème ressemblent plutôt à ces petites routes sinueuses à travers landes, en Bretagne ou en Irlande, qui montent et s’arrêtent soudain au bord de l’infini. Comment ne pas éprouver leur inadéquation foncière à exprimer l’ultime réalité, à saisir l’insaisissable ?

Comment – au risque de l’imposture – occulter le danger de s’exiler dans les mots quand une Parole définitive, totale, sans alliage, est la Patrie ?

Cette question n’a pas manqué de m’interroger. Elle a demeuré à la lisière de ma conscience. J’ai compris peu à peu qu’il me fallait y répondre par ma vie contemplative et poétique en remplissant chacune de ces vocations sans en confondre les exigences. Exercices de recueillement toutes les deux et voies d’unification, avec en écho cette antienne : « De mon cœur a jailli ce beau poème : ma vie tout entière, je l’offre au Seigneur. »

D’autre part, une pure « lecture » qui n’appelle pas une autre « écriture » est pour moi incompréhensible. Ne pouvant me satisfaire d’entendre, il me faut traduire, transcrire. Et peut-on se prévaloir d’avoir entendu l’Évangile de façon définitive ? Si « entre la semence et le fruit il y a le chemin » (J.-M. Martin), pour porter fruit, le chemin d’Emmaüs qu’il me fallait emprunter était celui du poème.

Autrement dit, la Parole était une voix qui devait trouver en moi sa chambre d’échos, son écrin dans le « répons » du poème ou de l’hymne, sorte de voix à voix – la mienne et une autre – d’une injonction doucement impérieuse. Le poète n’est que le petit chien qui ramasse les « miettes poétiques » tombées sous la table de la Parole (Mt 15, 22). Ainsi, la vocation de messager secret – ô paradoxe ! – me fut signifiée par l’Écriture elle-même, comme si l’Écriture voulait avoir besoin des écritures (réécriture, intertextualité…) : « Il est bon de tenir cachés les secrets du Roi, mais – et c’est ce ‘mais’ qui m’a interpellé – il est glorieux de révéler et de publier les œuvres de Dieu » (Tb 12, 7).

Dès lors, écrire pour d’autres un poème serait comme dessiner l’empreinte de ma prière. Comment ne souscrirais-je pas à ce témoignage de Dominique Daguet :

"J’éprouve de plus en plus vivement le désir de m’avancer, plume à la main, à l’intérieur du mystère dont je vis, avec mes moyens qui sont ceux d’un pauvre homme, mais dans une sorte de jubilation qui est celle de Dieu, le don qu’il me fait alors. Non pour moi seul, mais pour ceux qui, sur ces quelques lignes, m’accompagneront dans l’aventure."

 

Seule l’Incarnation peut légitimer la poésie et toute forme d’art. L’Indicible a accepté d’être dit. Le Verbe s’est fait chair dans la crèche de nos pauvres mots humains et s’est donné à goûter. Pas d’autre langage que celui qui se laisse transfigurer par le Verbe.

 

Christ : soleil des poètes

Jésus n’a pas écrit mais il a accompli les Écritures et déployé la Parole en paraboles. Il a posé des paroles comme un commencement absolu. Seul consubstantiel à sa parole, il est ce qu’il dit. Totalement. « Note fondamentale d’où naissent toutes les harmoniques » (Philippe Robert), chant qui ensoleille, archétype de toute beauté, mais aussi nouvel Orphée descendu dans nos bas-fonds pour en ramener non seulement Eurydice mais ceux et celles délaissés dans les abîmes de l’enfer.

Ressuscité, il a ouvert l’espérance inouïe et la porte des mots sur un avenir d’éternité. Qu’est-ce qui empêche alors le paradis du langage poétique ?

Poète, je me suis imaginé la foule accrochée aux lèvres du Maître comme essaim à la branche. De celui qui est le langage absolu il est dit que « jamais homme n’a parlé comme cet homme ! » (Jn 7, 46).

L’écouter, ce devait être comme accueillir le ruissellement d’un silence mis en musique. Jésus a vocalisé de la lumière, et chacun d’entre nous, en relisant l’Évangile, est invité à poser sa voix sur cette « partition » d’un homme entre les hommes, en Galilée…

Cette assertion de R. G. Cadou définirait toute une esthétique : « Beauté est fille de Jésus-Christ. » En effet, « l’art du Père », la beauté qui sauve, c’est Jésus-Christ : en lui seul nous avons l’unité réalisée entre matière et esprit, visible et invisible.

Je ne résiste pas à citer Gérard Bessière :

Jésus, poète du langage, poète de l’homme, poète de Dieu.

Pour « rendre » Dieu, il a pris comme vocabulaire, argile et musique, sa propre personne, son corps, ses mains, son visage. Poète suprême, sa rencontre fait de tout homme un être nouveau : il lui porte à jamais l’irruption folle de l’Amour, la pulsation du cœur de Dieu.

 

Indéfiniment étonnant, incroyablement neuf, chemin à soi pour chacun, soleil et terre de l’avenir, tel est le Christ. Et « qui mieux que lui a manifesté l’infini ? », s’interroge Schelling.

Ma rencontre avec le Christ revêt le plus souvent la splendeur de celle de la lumière avec le paysage. Cette lumière qui vient d’ailleurs, de plus loin que les lointains bleus. Je ne suis qu’en la regardant.


La nature, cinquième évangile

Qui n’a pas de regard s’étiole. S’émerveiller devant la création – véritable identité de la nature – n’est-ce pas là prélude à la vision et à la béatitude céleste ? Si le Créateur nous a octroyé cinq sens, comment ne pas les ouvrir sur le cinquième évangile qu’est la Création ? Il est une tendresse ontologique chez saint François d’Assise dans son Cantique. Et, chez saint Jean de la Croix, aucune trace en notre matière qui ne soit l’empreinte du Christ, lequel « en répandant mille grâces, a passé par ces bocages, et les parcourant du regard, les a laissés vêtus de beauté. » Il est une charité cosmique qui émeut le spirituel. Quel est le cœur charitable ? « Le cœur qui s’enflamme d’amour pour la création entière », répond Isaac le Syrien, qui ajoute : « Celui qui a ce cœur a aussi des yeux qui se remplissent de larmes à cause de la compassion immense qui le saisit. »

Paysages tournés page par page à vous donner un battement de cœur supplémentaire. Comme si le temps échappait à l’espace. Comme si Dieu voulait faire de l’éternité avec du provisoire, conférer au banal la signification de l’essentiel.

Peut-être faudrait-il, avec Max Jacob, accepter de devenir l’humble écolier pour étudier la nature quand « tout ici-bas est le cahier de Dieu. » Car pour atteindre Dieu, le poète emprunte la voie des signes : voie royale de l’Incarnation. La nature est pour lui lieu de ressourcement, et il la lit comme une écriture épiphanique.

Seul le regard qui sait voir peut chanter, mais au préalable il doit être lavé de tout ce qui le pollue. Non pas le regard rétinien du voyeurisme. Il s’agit de regarder avec les yeux du cœur.

Les « mirabilia Dei » ne sont pas le merveilleux, ersatz du surnaturel. Non pas le goût du merveilleux donc, mais la grâce de l’émerveillement.

Si l’admiration ne s’affirme que dans la lucidité, il me semble que l’émerveillement est le contraire de l’« indifférence ». Pour les yeux de l’émerveillement, tout est « différent ». À chaque éveil, la poésie m’a appris à « ressusciter », c’est-à-dire à réajuster mon âme, à vivre en état d’annonciation.


Beauté : splendeur du vrai

Posée sur le pouls même de l’Être, la poésie a un rapport secret avec la contemplation et la louange. Si la poésie est perçue comme « l’éclosion du silence » (Claude Vigée), elle est aussi parfois une sorte d’hébétude face à la plénitude.

D’où l’exclamation de Claudel : « Ah ! le monde est si beau qu’il faut poster ici quelqu’un qui soit du matin au soir capable de ne pas remuer. » Il y aura toujours infiniment à regarder. Et la richesse de la vraie rencontre ne consiste-t-elle pas à prendre le temps de poser son regard sur les choses de la vie ou de tous les jours, et de les voir autrement, de se laisser surprendre au-delà des convenances et des clichés ? « Tout ce qui est bon et beau reste dans l’éternité », écrivait Thomas Merton à Jacques Maritain, alors déprimé après la mort de Raïssa. « Tout ce qui est beau s’éclaire de Dieu », dit en écho Marguerite Yourcenar. C’est dire que la beauté fait sens, elle ouvre l’accès à un monde autre. Elle ne se démontre pas. Elle se montre.
Elle touche. Elle se transmet. Elle est contagieuse si elle parvient au trait juste, au son pur, au vers infini.

Elle est un rapport de couleur, un signe de joie ne se révélant qu’à l’amour. Certes, la beauté peut masquer le mal (l’inverse est vrai pour la laideur).

La beauté peut être pervertie si elle s’offre sous la forme de la séduction au lieu de celle de la transfiguration. Et toute fascination est une idole, devant, à ce titre, être renversée.

Transfigurer, c’est, essentiellement, à force d’attention et d’amour, faire écouter, dans les mots, le saint silence de la terre cousue de ciel.

Quant à la prophétie de Dostoïevski, c’est moins l’amour de la beauté que la beauté de l’amour qui sauvera le monde.

Le Christ, par sa kénose, sa mort cruciforme, a racheté la beauté grâce à son contraire, en se dépouillant. Lui, «le plus beau des enfants des hommes» (Ps 44, 3) apparaît, lors de sa Passion, «sans beauté ni éclat » (Is 53, 2).

Être «béats» en ce monde par ailleurs si rapace et sanguinaire, tiendrait de l’inconscience. Il ne s’agit pas d’occulter le tragique ni le poids du monde. Au contraire. Il me semble qu’être «béants» à la compassion peut parfois aider les blessures à s’ouvrir sur celles du Crucifié, être baume sur tous les stigmates.

Il est des chants blessés poignants, tels les poèmes de Nelly Sachs, d’Anna Akhmatova. Ils montrent qu’à côté de la misère grise il y a encore des lueurs de beauté.

Etty Hillesum ou Jorge Semprun, pris dans la tourmente nazie, en ont témoigné.

Au sein de l’enfer inimaginable des camps en Chine, François Cheng a montré dans son livre Le Dit de Tianyi que le bien et le beau se tiennent embrassés.

Déporté à Dachau, Zoran Music, devant l’horreur des monceaux de cadavres entassés, osa dessiner le détail qui personnalisait chacun d’eux, en leur rendant comme une dignité de sépulture. Il portait en lui la conviction que l’art peut être plus fort que le mal.

Si, dans le livre de Job, la question du mal reste en souffrance, la réponse tardive de Dieu, si déroutante soit-elle, au point de paraître «à côté de la plaque», a peut-être pour but de décentrer Job. «La beauté du monde, pour quelqu’un qui souffre, n’est pas forcément une insulte… Cela peut le désangoisser», fait remarquer J.-M. Tézé.

Autre versant de la beauté : celui de son rapport avec la vérité. Dans un entretien, François Cheng s’étonne qu’en Occident on croit qu’il peut y avoir une beauté pas forcément vraie. Pour lui, une beauté qui n’est pas vraie (ainsi la beauté-mannequin où l’esprit n’affleure pas) n’est pas une vraie beauté. La vraie beauté est toujours vraie.
Et de citer l’expression populaire : « Il a fait un beau geste » lorsque quelqu’un fait une bonne chose.

Stanislas Fumet écrivait : «J’ai la faiblesse de croire que l’œuvre d’art peut faire entendre, à sa manière un peu sibylline, ce que la théologie formule plus adéquatement mais sans se soucier de procurer une émotion. Le poète, l’artiste, au contraire, par le fait qu’il s’attache à la beauté ou la poursuit, donne une vie presque palpable à la vérité.»

Comme valeur de révélation, la beauté a ceci de commun avec la vérité: elle n’est pas ce que je produis, ni ce dont je suis propriétaire, mais ce qui me touche et m’éclaire.

 

Un chant qui passe toute parole

Grandeur simple, son inimitable du pianiste roumain Dinu Lipatti mort trop tôt, hélas. Comme si les pulsations de son âme se prolongeaient jusque dans les ramifications de ses doigts. Lui rendant hommage, le critique Ernest Ansermet écrivait : «Son jeu frappait d’emblée comme la communication d’une personne. » Et de préciser : « Non de sa présence individuelle. Mais ce jeu-là nous faisait éprouver cette vieille vérité que la production d’un artiste, en dernière analyse, est don de soi.»

De l’émotion nue.

Cette vérité de l’impression qui, sans avoir besoin de chercher, trouve et touche – sans troubler – par sa justesse. Cela semble tellement simple ! Mais cela même semble venir de si loin. Une sensibilité affinée mais dévêtue de sensiblerie.

Mozart aurait prétendu que la vraie musique est entre les notes. Pourquoi ne pas penser à mon tour que la vraie poésie se trouve entre les mots qui s’aiment parce qu’ils sont « d’accord » (parfait) entre eux ? « Bien écrire, c’est la vérité avec la musique » (A.-M. Couturier).

Oui, poésie comme un humble chant, « un chant qui passe toute parole » (Hadewijch d’Anvers). Un chant pur de l’âme brûlant dans son propre rayonnement.

Dans la modulation de la langue, sens et son deviennent apaisement et musique. Chez Dante, les âmes sont des lueurs qui chantent. Son paradis est une lumière musicale. Comme s’il nous murmurait : oui, nous serons un dans l’adagio des couleurs ! Essayer d’écouter cette musique qui est en nous et qui est l’Éternel : telle est l’expérience mystique de l’ermite anglais du XIVe s., Richard Rolle, non visionnaire mais auditeur extasié d’une symphonie incomparable, le Melos Amoris :

Lorsque je veille, cette voix vivifiante ne me quitte pas.

Que je lise ou que j’écrive, que je marche ou que je travaille, le chant harmonique que j’aime se poursuit […]. La musique des anges retentit en moi comme si le repos m’était rendu.

 

Tout ce qui peut se dire d’intérieur, la musique et la poésie peuvent le dire avec des silences d’incoercibles rumeurs. La musique et la poésie nous arrachent au monde des apparences, nous donnent le sentiment indestructible d’éternité au-delà de l’épreuve. Elles nous rendent le silence sensible, et l’immatériel accède à la vérité de la Rencontre. « Cette page, je me la joue à l’oreille », confie Dominique Eddé. Tout poète est compositeur puisqu’il entend « chanter » le texte, comme le musicien qui, en lisant en silence une partition, entend pour lui seul se déployer les sonorités multiples de l’orchestre.

Pour ma part, tout se passe comme si, parfois, en écoutant certaines œuvres musicales, s’inscrivaient dans mon être des paysages à l’arrière-plan d’une toile. Telle cantate de Bach, tel lied de Schubert m’est un stimulant, me rend meilleur et m’incite à écrire « en écho».


Creuser le lit de la réceptivité

Qu’est, au fond, l’écriture artisanale de la poésie ? N’est-elle pas obstination à creuser une question et à moduler la même interrogation ? Surtout quand pareil cheminement fait toucher l’indicible… Confidence à mi-voix, lumière apprivoisée dont je me nourris ? Chant profond ? Oui, mais encore ? Alliance de l’intime et de l’illimité, bruissement de cœur, musique intérieure, quête de la note fondamentale à la limite du visible et du silence. S’il fallait résumer : mes poèmes sont ce que le silence m’a confié de plus beau. Il s’agit pour moi de creuser le lit de la réceptivité, de me faire patient réceptacle de l’inattendu.

Les amis poètes, frères et sœurs de la parole, ne me disent pas autre chose. Ainsi Béatrice Kad : « J’écris ‘poétiquement’ pour tenter de faire dire au langage plus qu’il ne dit ‘textuellement’ ; de donner corps à travers une langue à une expérience d’états d’être que rien ne peut décrire. »

Sa poésie tente de réveiller et révéler un sens plus proche de notre réalité profonde. Impression ressentie souvent par les lecteurs : le poète qui les touche a des mots tellement silencieux qu’on dirait qu’il se tait, ou qu’il atteint, à travers sa parole, le silence extrême de l’amour.

La vocation d’écrire est moins de dire que d’écouter, en intuitif, ou d’écrire à voix basse jusqu’à l’épure, comme pour atteindre au mystère et donner voix aux sources inconnues. Le poète (mais aussi chacun de nous s’il est en état de poésie, de réceptivité) sait qu’il y a un « printemps de la parole ».

Dans la langue de bois mort, il tente de réveiller la sève et de renoyauter le fruit. Il a la responsabilité de porter en lui l’humanité des mots. « Fragile pont de neige, le langage » (Merleau-Ponty). Urgence d’un langage allusif et suggestif qui touche et ouvre quelque chose en nous. Il serait un heureux contrepoint à une théologie spéculative impressionnante mais trop envahissante dans l’Occident chrétien ; à une spiritualité souvent aride, peu ouverte sur l’imaginaire : « Avant d’être un système, l’Évangile est une musique, un poème qui emporte, une voix entendue dans la forêt des signes, l’avenir d’un chant qui appelle, un air qui ouvre l’espace », notait Michel de Certeau, voyant dans la prière liturgique l’expérience d’une beauté qui nous arrache à nous-mêmes.


La page inapaisée

J’ai tenté d’évoquer ici une manière de voir, d’écouter le monde où nous vivons. De nous rendre à nous-mêmes et accessibles à ce qui nous entoure. Une manière de rendre le regard plus léger, mais aussi capable de déceler l’or pascal dans la douleur.

L’espace d’un instant, saisis d’infini, il nous est donné d’entrevoir notre être d’éternité. Mais nous ne percevons la plénitude qu’à travers l’expérience de la limite et de la contradiction.

De sa lointaine et chère Alsace, Sylvie Reff m’assure que s’il fallait n’écrire qu’un livre, ce serait celui de l’étonnement. Ligne après ligne, celui de l’horizon s’ouvre devant moi en ce moment. De ma fenêtre, je contemple l’estuaire de l’Aulne. Que n’es-tu là, Turner, ou toi, Zao Wou-Ki, qui disais peindre ce qui ne se voit pas ? L’eau devient nacrée sous le voile de la brume qui se fait prisme et filtre, unifiant l’espace en dissolvant formes et couleurs. La brume est une soie qui se déchire. Un voile translucide qui révèle et recèle à la fois. Brume pareille à la nuée lumineuse de l’Exode biblique… L’Ailleurs seulement entrevu. Assez cependant pour coucher ces deux vers sur le papier :

Intangibles lointains,

comme je vous appartiens !

 

Au terme de cette brève et lacunaire synthèse personnelle, les mots du bouddhiste zen affleurent à ma pensée. Comment ne pas me les réapproprier ?

Considère la vie des oiseaux et des poissons. Jamais le poisson ne se lasse de l’eau ; mais n’étant pas poisson, tu ne pourras jamais savoir ce qu’éprouve le poisson. Jamais l’oiseau ne se lasse de la forêt; mais jamais tu ne comprendras ses sentiments… Il en va de même pour la vie religieuse et la vie poétique : si tu ne les vis pas, tu n’y comprendras jamais rien.

 

L’encre à peine sèche, la plume retourne à l’oiseau. Le poème de la vie laisse la page inapaisée…

ANNONCIATION
à Fra Angelico
Printemps de Galilée.

La petite maison de Marie est ombrée.

Par la fenêtre entre un ange

écartant le rideau de ses ailes
Dans le bourdonnement de sa salutation

Marie croise les lys de ses bras sur sa poitrine

Sa peau n’est que la vitre de sa chair.

L’Invisible s’y penche c’est un vitrail
Sur le seuil de ses lèvres

l’ange attend la réponse
Toute l’humaine destinée suspendue à ce fil de la Vierge
« Ecce ancilla Domini » dit-elle à Gabriel ne tenant plus en place
le message reçu, si léger désormais

du oui qu’il vient de butiner

comment garderait-il les pieds sur terre ?

 

Gilles BAUDRY

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Une approche de la poésie Gilles baudry.
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